Chistian Denayer

Un papa gordien...

Il y a de cela un an, un nouvel héros faisait sa première apparition dans les pages du Journal Tintin. Il se présentait aux yeux des lecteurs, évoluant dans un univers à la fois étrange et familier. Etrange parce qu'il se situait à un demi-siècle de nous, familier parce qu'il avait pour cadre Bruxelles et les environs de Wavre. Ce nouvel héros portait le nom de Gord et aujourd'hui, ses créateurs, Denayer et Franz nous offrent de le suivre dans une nouvelle aventure qui fait suite et fin à la première.

Demandons à Christian Denayer tout ce que nous ne pouvons pas découvrir dans les pages de la bande dessinée.

- Comment est né Gord?

- Un siècle d'amitié nous lie Franz et moi. Pendant un an, nous avons habité à deux cents mètres l'un de l'autre, nous nous voyions donc souvent.
Franz avait envie de s'adresser à mon public tout comme j'éprouvais l'envie de m'adresser au sien. Nous avions également besoin de nous apprendre des choses. Le meilleur moyen était de réaliser une bande dessinée ensemble.
Pendant deux ans nous avons gardé en gestation l'idée de Gord. Jour après jour nous avons campé nos personnages au niveau graphique. Cela nous a été d'autant plus facile que nous n'étions absolument pas pressés par le temps.

- Aujourd'hui Franz est en Espagne, alors comment se passe la collaboration?

- Au départ, nous avions tout structuré.
Aujourd'hui, puisque nous sommes séparés par la distance, Franz et moi, nous nous écrivons très souvent. Je lui fais part de certaines de mes idées dans de longues lettres. Franz les photocopie et me renvoie la copie en ayant barré tout ce qui ne lui convenait pas. Lorsque nous tenons une bonne idée, Franz me téléphone et nous parachevons le travail.
En fait, lorsqu'on écrit, on pèse chacun de ses mots. On réfléchit bien plus avant d'écrire qu'avant de parler. Quand on rédige une lettre, on va tout de suite à l'essentiel.

- Pourquoi avoir choisi Bruxelles et Wavre pour cadre de l'histoire? 

Parce que c'étaient une ville et une ré-gion que nous connaissions très bien tous les deux. Et puis surtout, parce que dans la plupart des bandes dessinées, les capitales qu'on nous montre sont des capitales «exotiques» telles que Paris, New York, Londres. Il nous a donc semblé intéressant de commencer par Bruxelles et Wavre que l'on ne montre pratiquement jamais. On a démoli beau-coup à Bruxelles ces dernières années; nous n'avons de ce fait pas eu trop de mal à détruire davantage. L'idée d'enfuir des bâtiments comme le Palais de Justice sous une végétation tropicale était d'au-tant plus tentante qu'elle était magique.

- Dans la première histoire de Gord, il était question d'une grande catastrophe qui avait ravagé la terre. En quoi consiste-t-elle exactement?

- L'homme a épuisé la Terre. La planète s'est régénérée mais le climat et les saisons ont subi une mutation. Les humains de l'époque de Gord vivent dans des satellites. Pour eux, la Terre est devenue un endroit invivable et une pri-son où l'on expédie les criminels.En fait, la planète n'est pas invivable mais elle a changé. Je voudrais ajouter que le choix du titre du premier album, «...Et ils ont appris le vent», n'est pas fortuit. Lorsque Gord est «déposé» sur terre, il ne connaît ni la neige, ni la pluie, ni le vent, ni les animaux, si ce n'est par des images vidéo qu'il a vues.

- Est-ce de votre part une façon d'attirer l'attention sur le péril de la pollution qui nous menace?

- Oui et non. Je ne suis pas ce que l'on appelle un «vert» ou un écologiste. Je n'ai d'ailleurs aucune couleur politique. Cependant, je ne suis pas insensible à ce que l'on fait de notre planète. Pour moi, la bombe atomique est un danger moindre que ne l'est celui des pluies acides ou de la pollution des eaux. Dans cinquante ou soixante ans, la Terre risque de devenir inhabitable. Cela me fait peur pour ma fille, pour les enfants d'aujourd'hui.

- En ce moment vous travaillez au troisième épisode de Gord. De quoi traitera-t-il ?

- Cela commence dans une petite ville comme Wavre mais une ville dénaturée. L'église, par exemple, est devenue un hangar. Les habitants de ce lieu et de cette époque sont sans moyens. Ils es-saient de s'en tirer comme ils peuvent, en squattant. Gord va rencontrer un petit dieu blanc, un enfant qui est en fait le fruit d'une manipulation génétique. La présence de cet enfant dans l'histoire, c'est pour moi une façon de tirer une sonnette d'alarme et de dire «Attention, à force de jouer les apprentis sorciers, cela pourrait bien nous arriver». Dans cette histoire, on verra Bruges égale-ment, mais une Bruges ensablée.

- Quelle sera l'évolution de Gord?

Sera-t-il le héros d'une série fleuve ou ne comptez-vous faire que quelques albums comme c'est la mode dans la bande dessinée actuellement?

- L'évolution des personnages nous a très vite échappé. Maintenant ce sont eux qui décident. Dans le premier album, Abbla, la fiancée de Gord voulait le retrouver, mais Gord a changé, il n'est plus le même. Il est devenu plus dur. Si bien qu'on ne sait plus comment les personnages vont réagir. Ce qui est sûr, c'est que nous voulons conserver une humanité à Gord même si son comportement évolue.

La série sera une saga, mais nous vou-lons que chaque album soit une histoire complète, que le lecteur ne se sente pas arnaqué.

- En créant un personnage et un univers tel que celui de Gord, quel a été votre but?

- De faire une série plus visuelle que les Casseurs. Gord véhicule un certain « message». Je n'aime pas beaucoup ce mot c'est pourquoi je l'utilise entre guille-mets. Le but de Gord est d'être une his-toire au second degré qui soit avant tout récréative. Si le lecteur y trouve quelque chose d'autre, tant mieux mais ce n'est pas l'objectif essentiel.

Interview de Murielle Buellens dans Tintin No 19 du 3 mai 1988 


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