INTERVIEW DE CHRISTIAN DENAYER REALISEE LE 22 MARS 1981

Brève biographie de Chr. Denayer: Christian Denayer est né le 28 septembre 1945 à Ixelles. Il est marié et a un enfant. Il est Belge et réside actuellement dans les environs de Bruxelles.
Au mois de Mai, il part aux USA pour trois mois. Il compte très bientôt s'y installer définitivement. Avant de lancer ses propres séries avec Duchâteau, il travailla avec Graton, pour la série "Michel Vaillant" (il commence les décors de Michel Vaillant vers les planches 8-9 du "Huitième Pilote" et termine sa collaboration avec Jean Graton dans l'épisode "Cinq filles dans la course") et avec Tibet pour Ric Hochet (à partir des planches 32-33 de "Suspense à la télévision" jusqu'à "Epitaphe pour Ric Hochet") soit au total les décors de 28 albums. Le graphisme du premier épisode de Yalek est digne d'un vieux routier de la bande dessinée. Son immense talent trompa d'ailleurs plus d'une personne lorsqu'il dessina une planche complète de "Ric Hochet contre le Bourreau" pour remplacer momentanément Tibet malade.
Très peu de gens virent la différence. J'arrête ici, vous en saurez beaucoup plus en lisant l'interview.

INTERVIEW



Interview: Comment êtes-vous venu à la bande dessinée? Est-ce par hasard, ou avez-vous toujours désiré en faire?

Denayer: Je me rends compte maintenant que j'ai toujours fait de la bande dessinée, mais quand j'étais gamin, je n'ai pas nécessairement voulu en faire un métier. J'ai toujours fait des bandes dessinées, c'est-à-dire, au premier sens du terme, c'était de véritables bandes sur lesquelles je racontais une histoire, il n'y avait ni cadre, ni plancher et je racontais une espèce de longue fresque, une espèce de tapisserie de Bayeux qui n'en finissait pas.

INTERVIEW: Et après? Vous avez commencé directement? Vos parents vous ont-ils poussé à en faire?

Denayer: Non. C'est-à-dire que j'ai fait l'école normale pour devenir instituteur. Et ça, je crois que c'est à cause d'Hergé, parce que quand j'étais gosse, j'ai lu, comme tout le monde, Tintin au Congo et j'avais envie de donner cours à des petits noirs, comme Tintin le faisait. C'était vraiment une envie très forte chez moi, mais à partir du moment où la Belgique a perdu sa "colonie", en 60 je crois, ça ne m'a plus intéressé du tout et j'ai laissé tomber le métier d'enseignant pour me diriger vers la publicité. Je me suis présenté dans une agence de publicité qui s'appelle Publiart. Or, il se fait que Publiart est l'agence du journal Tintin, mais cela, je l'ignorais totalement. C'est le rédacteur en-chef de Tintin, par un hasard extraordinaire, qui m'a reçu (à l'époque: Marcel Dehaye). Je lui ai amené mes dessins, surtout des dessins de voiture et il m'a dit que cela pourrait intéresser un de ses dessinateurs qu'il allait les lui faire parvenir et qu'il me téléphonerait si cela l'intéressait. Et le lendemain, j'ai reçu un coup de téléphone de Graton, me disant qu'il avait vu mes dessins et qu'il voulait qu'on se voie. Je suis allé chez lui et ça a marché: j'ai commencé tout de suite: j'ai travaillé pendant huit ans avec Graton et j'ai travaillé avec Tibet aussi. Il faut dire que mon métier, je l'ai véritablement appris avec Tibet. C'est lui qui m'a vraiment appris toutes les ficelles du métier. 

I: De quand date votre rencontre avec Duchâteau? 

D: Et bien justement, chez Tibet, tout cela s'enchaîne très bien, j'ai eu l'occasion de rencontrer André-Paul Duchâteau. J'étais moi-même un lecteur passionné de Ric Hochet et comme toi, je lui ai posé un tas de questions et je lui ai dit mon envie de faire un jour une bande dessinée. Alors on a cherché timidement un personnage- Tibet était dans le coup aussi! Et puis un jour est né Yalek, tout simplement. Ca me paraît simple maintenant, mais je me souviens qu'à l'époque, cela a été longuement cogité, notamment pour trouver le physique du personnage. Il était certain qu'on voulait en faire un Indien, mais on n'avait pas bien déterminé le point de vue physique.Tibet avait même fait un dessin de Yalek qui avait la tête d'un Iroquois, c'est-à-dire avec une brosse jusqu'au milieu du crâne, c'était très drôle!

I: Etes-vous entré facilement aux Editions Rossel? 

D: J'ai rencontré Henri Desclez (le responsable de Rossel Edition à ce moment-là!) qui m'avait contacté et comme on avait déjà mis au point Yalek, nous allions essayer de le proposer à des maisons d'éditions, notamment à Spirou et Tintin: l'opportunité "Rossel" est arrivée tout d'un coup et comme j'étais dessinateur débutant, disons qu'il valait peut-être mieux commencer d'abord dans une page jeunesse d'un quotidien plutôt que d'avoir l'ambition de commencer dans un grand journal de bandes dessinées. 

I: A cette époque-là, vous dessiniez toujours les décors de...? 

D: Et je dessinais toujours les décors de Tibet!

I: Pourquoi les premiers épisodes de Yalek étaient-ils en N/B? 

D: Et bien parce que la maison Rossel, étant toute jeune maison d'éditions en ce qui concerne la bande dessinée ne savait pas très bien dans quel sens s'orienter et le premier test a été de sortir une série en noir et blanc. Il s'avéra que cela a rencontré le public. Ils se sont dits alors qu'ils pouvaient sortir ces albums en couleur.

I: Pour la création d'un héros en général et d'une histoire en particulier, est-ce toujours Duchâteau qui vous impose l'idée ou travaillez-vous de concert? 

D: On discute ensemble des idées. Parfois, c'est André qui vient avec sont idée, ou bien parfois c'est moi et parfois encore, on a une rencontre; je lui téléphone et je lui dit: 'Tiens, j'ai pensé à tel truc''. Il me répond: "C'est marrant, j'allais te téléphoner, moi aussi j'ai pensé à la même chose. "Je crois que ces idées viennent un petit peu de l'actualité. Lorsqu'il se passe quelque chose de bien particulier, ou bien une tendance dans l'actualité, il la remarque et moi aussi. Ca nous donne l'envie de faire une histoire sur ce sujet-là.  

I: Comment se présentent ses scénarios?

D: Au départ, donc, on discute ensemble de la trame. Souvent, on discute ensemble du début même de l'histoire, de façon à ce qu'on sache comment on va démarrer et ensuite il me donne déjà le découpage précis de l'histoire, planche par planche et case par case.

I: Dans vos oeuvres, quelle est votre série préférée?

D: Je dois dire que j'ai mêlé de front (maintenant plus parce que je ne fais plus que deux séries)Yalek, Alain Chevallier et les Casseurs pendant deux ans et je dois avouer franchement que la série que j'étais en train de faire me plaisait à ce moment précis, mais j'avais envie d'en faire une autre. C'est-à-dire que pendant que je faisais Yalek, j'avais envie de faire du Chevallier, pendant que je faisais Chevallier j'avais envie de faire les Casseurs et pendant que je faisais les Casseurs je voulais faire du Yalek. C'est tout simple! Finalement j'aime bien les trois séries. Et maintenant, lorsque je fais une série des Casseurs, j'adore la commencer, mais au bout de la trentième planche, j'en suis un peu fatigué et j'ai envie de commencer une nouvelle histoire de Chevallier et vice versa. 

I: Cela vous arrive-t-il de dessiner les deux séries de front? 

D.: Non,cela poserait un gros problème de documentation. J'ai une documentation d'une sorte pour faire Chevallier, d'une autre pour faire les Casseurs. Quand chez moi, toute ma documentation, est sortie, j'aime autant te dire que cela fait des montagnes de papier et il vaut mieux ne pas les mélanger! 

I: Pourquoi avez-vous abandonné Yalek et que pensez-vous de Jacques Géron, votre successeur? 

D: J'avais trop de travail avec Alain Chevallier et les Casseurs. Quand je suis entré aux éditions du Lombard en 75, avec les Casseurs tout d'abord, Chevallier a suivi, je n'avais plus le temps de me consacrer à Yalek. Or, c'est dommage de voir s'estomper un personnage par la faute du dessinateur, alors qu'André-Paul Duchâteau avait envie de le continuer. On a donc cherché quelqu'un qui puisse continuer ce personnage. Nous avons trouvé Jacques Géron qui dessinait un peu dans le même style que moi. C'est comme cela que Yalek a paru dans Super As dessiné par Jacques Géron. Je lui ai donné quelques directives au départ pour qu'il reprenne le personnage dans la même voie que moi et puis il a fait plus ou moins ce qu'il avait envie de faire.

I: Avez-vous des projets de nouvelle(s) série(s)?

D: J'ai lu ça dans les échos que tu donnais dans ton numéro 1. En fait, c'est vrai, j'ai un projet d'un nouveau personnage. J'en ai parlé l'autre jour à Franz, j'en ai déjà parlé à André et j'essaie petit-à-petit de le tester autour de moi, sur plusieurs personnes. Mais comme il n'est pas encore au point, il est encore fort prématuré d'en parler. Surtout qu'actuellement, je n'ai pas le temps de le dessiner, étant pris principalement par Alain Chevallier et les Casseurs. Mais j'ai envie de mener à bien ce personnage et j'ai envie de le faire ne fut-ce que dans une seule histoire. J'ai envie de raconter une histoire:

I: Sur un scénario personnel, alors?

D: Peut-être, mais ce n'est pas facile. J'avoue franchement que ce n'est pas facile et il n'est pas impossible que si je ne vois pas clair en moi-même, j'appelle André à mon secours.

I: Et vous continueriez toujours les Casseurs et Chevallier?

D: Bien entendu!

I: Vous m'avez dit que vous partiez aux USA. Est-ce seulement pour les besoins d'une documentation complète pour vos deux séries, ou est-ce aussi pour des raisons personnelles?

D: Oh, il y a beaucoup de raisons. Tout d'abord, l'aspect professionnel: la documentation est très importante et depuis que je suis allé en Amérique (j'y suis déjà allé deux fois pour des séjours relativement longs, un mois, un mois et demi) je me rends compte que la documentation qu'on peut trouver sur place est une documentation beaucoup plus complète et beaucoup plus vivante que celle qu'on trouve dans les bouquins. Dans les bouquins, on trouve toujours les mêmes photos. Je préfère prendre mes photos moi-même, rencontrer des gens et connaître des choses que je ne connaîtrais pas autrement. Ensuite, il y a un autre aspect, c'est que j'aime beaucoup les Etats-Unis: les grands espaces, la nature encore sauvage, toutes ces choses-là me plaisent énormément. J'aime beaucoup la façon dont on vit aux Etats-Unis, qui est beaucoup plus relax qu'ici, contrairement à ce que énormément d'Européens croient. Ils pensent que c'est un stress permanent aux Etats-Unis. C'est pas vrai ! Sauf pour New-York ou les très grandes villes, on vit en général à un rythme assez ralenti. De plus, j'aime beaucoup le climat de la Floride où il y a toujours un ciel bleu et la chaleur... 

I: Si je vous comprends bien, vous allez vous reposer là-bas! 

D: Non, non, je vais travailler! Je pars trois mois maintenant, mais je vais travailler!

I: Entrons un moment dans la technique. A partir du moment où vous recevez un scénario de Duchâteau, que faites-vous, quelles sont les étapes que vous suivez?

D: Ah, bon! Tu entends par scénario le synopsis, ou déjà les planches découpées?

I: Les planches découpées.

D: Donc, le travail qu'André me rend planche par planche, Et bien, à partir de là, je lis une première fois. Je vois s'il n'y a pas des choses à changer du point de vue découpage, et si du point de vue graphique, tout ce qu'il m'a envoyé est bien réalisable, ou bien correspond bien à ma façon de voir les choses. Je dois dire ici entre parenthèses qu'on a toujours été sur la même longueur d'onde, André-Paul et moi-même et finalement, il a toujours raconté ce que j'avais envie qu'on me raconte, et moi j'ai toujours dessiné ce que lui avait envie de voir dessiner. Donc il y a toujours eu une bonne compréhension, une bonne entente à ce niveau-là. Parenthèses fermées. A partir de ce moment-là, donc, lorsque j'ai lu le scénario, je change s'il y a lieu de changer certaines choses se rapportant à la mise en page et parfois à certains dialogues qui me semblent devoir être modifiés. Cela a été le cas dernièrement, mais on en discute, je téléphone à André, et je lui dis: "Tiens, je trouve que tel dialogue devrait être changé, être plutôt comme ceci ou comme cela!". On en discute, il me répond: "Non, il faudrait le laisser ainsi" ou "d'accord, on le change". A partir de là, je fais un brouillon de mise en planche. J'indique la valeur de toutes les cases sur la planche, c'est-à-dire leurs grandeurs, qu'elles soient verticales, horizontales ou n'importe comment. La mise en planche, c'est au fond la mise en page de toute la planche. Et ensuite je refais un second brouillon où je prépare la "mise en case": en somme, la mise en scène de chaque case.

I: Et à quel format dessinez-vous?

D: Je dessine à peu près au double de parution du journal Tintin c'est-à-dire que mon format fait environ 41 cm sur 31 cm.

I: Et votre brouillon, aussi à ce format?

D: Ah, non, mon brouillon, je le fais à peu près au format de la page du journal.

I: Et l'encre? Plume, pinceau ou Rotring?

D: Alors, oui, à partir de ce moment-là, je retranspose mon brouillon sur une grande feuille blanche de papier Schoeller et je commence à tracer toutes mes cases et le lettrage, puisque la valeur des bulles est déjà indiquée sur mon brouillon. Ensuite, je commence à crayonner tous mes personnages et je les passe à l'encre au pinceau et les décors à la plume.

I: Vous n'employez jamais le Rotring?

D: Oh non, c'est très rare. J'ai essayé un petit moment, puis j'ai laissé tomber cet engin.

I: Vous arrive-t-il parfois, comme Giraud le fait, d'improviser la suite d'un scénario lorsque les planches du scénariste n'arrivent pas à temps?

D: Mais avec Duchâteau, il n'y a aucun problème, les planches arrivent toujours à temps!

I: Quel est votre rythme de travail?

D: A peu près une planche tous les deux jours.

I: Qui fait vos couleurs?

D: C'est mon épouse qui fait les couleurs, mais je dois dire que de plus en plus maintenant, les planches où il y a des voitures, c'est moi qui les colorie, car elle a horreur de colorier les voitures.

I: Votre femme a donc beaucoup de travail, car j'ai appris qu'elle faisait aussi les couleurs de Jacques Géron. N'est-ce pas beaucoup et cela ne pose-t-il pas de problème?

D: C'est ça, elle colorie aussi Yalek, mais enfin en ce moment donc l'histoire des Casseurs qui vient de paraître dans Tintin, c'est moi qui ai assumé les couleurs et j'en suis très mécontent d'ailleurs. Très mécontent du résultat dans le journal parce qu'il y a un monde de différence entre l'original et la reproduction. Les couleurs sont complètement dénaturées, hier, je le montrais encore à un ami, et je lui montrais un brun ocre qui était d'un rouge pétant dans le journal! Epouvantable! Vraiment, moi cela me fait mal au ventre de me donner du mal à faire des coloriages et d'avoir un tel résultat!

I: Au fait, que dessinez-vous en ce moment? 

D: En ce moment, je termine une histoire de Chevallier qui s'appelle "L'Héritier".

I: Et après?

D: Les Etats-Unis, où je commencerai une histoire des Casseurs.

I: Que pensez-vous de la bande dessinée comme moyen d'expression?

D: C'est un moyen qui est de plus en plus utilisé, non seulement pour raconter des histoires récréatives, mais aussi pour faire passer des messages, qu'ils soient politiques, sociaux ou quoi que ce soit et on l'utilise même comme véhicule publicitaire, commercial. Ce véhicule aurait intérêt à être mis au diesel, cela coûterait moins cher!

I: Personnellement, essayez-vous de faire passer un "message" dans vos histoires? 

D: Non, pas du tout! Ce qu'on veut faire André-Paul Duchâteau et moi-même, c'est de la bande dessinée récréative, encore que, avec le changement d'Alain Chevallier, on pourrait peut-être se dire qu'il y a un petit message, m'enfin, c'est un message sans prétention de toute façon!

I: Avez-vous des conseils à donner aux jeunes débutants qui voudraient se lancer dans la bande dessinée?

D: Oui, c'est de beaucoup dessiner et encore plus!

I: Certains dessinateurs conseillent de copier leurs planches...

D: C'est également mon avis. Puisqu'il y a très peu de jeunes qui ont la chance de suivre un cours de bande dessinée, un vrai et encore moins qui ont la chance de travailler avec un professionnel, le meilleur conseil que je puisse donner c'est de copier des planches des dessinateurs qu'on aime bien. Autant que possible de plusieurs styles différents. Et lorsqu'on a bien acquis la technique de narration, les ficelles du métier, abandonner tout ce qu'on a appris en ce qui concerne le style et donner son propre style à sa propre bande dessinée.

I: Conseillez-vous ce métier aux passionnés?

D: Ah, en tout cas moi, j'ai énormément de joie dans ce métier et c'est un métier que je conseille vivement à celui qui - comment dire? - qui aurait les capacités et le petit coup de chance pour y parvenir. Mais c'est un métier qui est très difficile.

I: Je crois que c'est à peu près tout ce que je voulais vous demander. Auriez-vous quelque chose à ajouter pour le point de départ d'une discussion peut-être?

D: Oh, je ne sais pas. On pourrait peut-être parler du changement d'Alain Chevallier, du changement de style?

I: Oui, oui, c'est une bonne idée, c'est intéressant!

D: Tu m'as demandé tout à l'heure: "Tiens, la nouvelle histoire que vous faites, est-ce que c'est toujours dans le style de la précédente? "Et bien je dois dire que nous avons éprouvé le besoin de donner un virage (c'est le cas de le dire!) à Alain Chevallier parce qu'on faisait du circuit, et tout-à-fait naturellement, on tournait en rond. Nous avions l'impression d'avoir épuisé le sujet ou alors il fallait raconter ce que d'autres racontent d'un autre côté, et ça, on n'y tenait pas. On a voulu changer ça et nous avons provoqué un événement très important dans la vie d'Alain Chevallier: la mort de son oncle. Alain a toujours cru que c'était de sa faute. C'est ce qui a donné le virage dans lequel il est parti maintenant, où on trouve un Alain Chevallier plus humain que par le passé et finalement, nous ressentons mieux le personnage. Je dois dire que précédemment, c'était nous qui faisions vivre le personnage, c'était nous qui lui donnions des aventures, maintenant, nous sentons presque que c'est lui qui nous fait subir ses aventures.

I: Oui, c'est vrai, il est moins le héros sans peur et sans reproche, il est plus près de nous. 

D: Il est plus humain, oui! De plus, il rencontre des gens plus intéressants ça paraît moins fabriqué que les histoires précédentes. Ici, on sent quand même une ambiance, on sent une atmosphère qu'on ne sentait pas dans les autres histoires. Les gens qui l'entourent sont mieux typés: c'est pour cela qu'il a abandonné totalement le monde de la formule I, qui est un monde qui me paraît fabriqué, qui ne me paraît pas naturel. Chevallier, en somme, s'est rapproché de la nature, c'est presque devenu une histoire (c'est peut- être un grand mot) écologique, dans le sens où il se rapproche justement de la Nature, de la nature en général et en particulier de la nature humaine. 

I: Et alors, par contraste, on remarque que les Casseurs tombent un peu dans le côté burlesque.

D: Oui, c'est ça. Mais ça, c'est un parti-pris dès le départ, parce que dans les Casseurs, il arrive souvent des crashs, comme dans la dernière histoire, un avion qui aterrit, puis qui vient percuter une voiture, c'est quelque chose de très spectaculaire, mais de monstrueux en soi. 

I: Aucun blessé... 

D: Aucun! Pourtant dans un accident comme ça, on ramasse les gens à la petite cuiller! Alors, c'est pour cela que mous avons voulu rendre ça plus drôle dans le fond et en somme faire évoluer des personnages qui sont presque humoristiques, dans des décors réalistes. Un petit peu comme ce feuilleton T.V. américain qui s'appellait "Max La Menace". C'était donc des décors réalistes, des histoires qui étaient à peu près réalistes, mais les réactions des personnages étaient tout-à-fait farfelues. Et ça, c'est le genre qu'on aimerait bien donner aux Casseurs, sans tomber dans le policier à la Ric Hochet et sans tomber dans l'automobile à la Alain Chevallier.

I: Ca se passerait toujours dans le même genre d'ambiance?

D: Avec de la casse, etc...Oui, bien sûr, il y aura toujours de la casse de toute sorte, mais je dirais presque que c'est de la casse gag, c'est de la casse amusante.

I: Oui, par exemple dans les premiers albums, il me semblait que les voitures étaient cassées de façon probable, mais maintenant je crois qu'elles sont cassées de façon un peu humoristique.

D: Non, là disons que je me documente toujours très fort. Les voitures sont toujours cassées de manière très réalistes, mais un peu caricaturales, exagérées. Lorsqu'une voiture se retourne dans des films, elle ne le fait pas d'une manière normale, car elle a été propulsée, par un tremplin quelque chose comme cela, qu'on ne voit pas sur l'image bien entendu, mais qui rend l'effet de cascade beaucoup plus spectaculaire. Lorsque je fais une voiture qui se renverse, par exemple, elle va se renverser un petit peu comme si elle avait été propulsée par quelque chose, comme on le voit dans des films américains. Et c'est toujours  comme cela qu'on fait dans les films, l'accident n'est jamais naturel. Je pense par exemple au film: "Les choses de la vies", où on voit une voiture qui se retourne, et qui fait de nombreux tonneaux avant de venir percuter un arbre. Et bien, cette voiture a été propulsée par un cascadeur de manière à ce qu'elle fasse autant de tonneaux. Dans la réalité, elle n'en aurait peut-être pas fait autant. Alors, nous aussi on exagère un petit peu les situations de façon à rendre les images spectaculaires, mais, dans les Casseurs, nous voulons tempérer par l'effet comique.

I: Justement, pour dessiner par exemple des voitures cassées, que faites-vous? Vous prenez chaque fois votre voiture et...

D:  NOOOn, non, non, non! Je suis très prudent avec ma voiture, je roule à la papa. Je connais bien les voitures, alors je sais bien comment elles peuvent se démonter, suivant que c'est une voiture d'une marque plutôt que d'une autre. Je sais bien comment s'ouvre le capot, si les ailes sont boulonnées ou soudées, etc...

Et quelques fois, j'avoue que je vais chez des casseurs, chez des démolisseurs et je regarde de quelle façon les tôles sont froissées.

I: Il paraît d'ailleurs que vous avez un atelier de photographie?

D: Un atelier, c'est beaucoup dire! J'ai un petit labo pour développer mes photos, cela va beaucoup plus vite que chez le photographe.

I: Vous devez prendre beaucoup de photos, non?

D: Enormément! Par exemple, rien que sur mes deux voyages en 79 et en 80 aux Etats-Unis, j'ai pris environ 1500 dias et j'ai fait deux films d'une heure et demie en super huit. Cela représente quand même une documentation précieuse et importante.

I: Aimez-vous le monde de la formule 1 et de la compétition?

D: Mais j'aime bien la formule 1 en général, mais je trouve que quand on regarde une course à la télévision, par exemple, c'est extrêmement banal. Généralement, on voit toujours les deux ou trois meilleures voitures qui sont en tête et qui tournent comme une montre, très régulièrement. C'est extrêmement banal parce que les dépassements sont très rares et finalement on voit des voitures qui tournent, qui font beaucoup de bruit, mais il ne se passe rien. Or je crois qu'une certaine partie du public vient pour voir, hélas!, un accident, même si l'accident n'est pas mortel (et j'espère qu'il ne vient pas pour voir des accidents mortels!) mais je crois aussi qu'une bonne partie du public est composée de passionnés qui viennent voir des prouesses techniques, mais tous viennent assister à un grand "show". Qu'est-ce qui est le plus spectaculaire dans une course de formule 1, comme dans toute autre course d'ailleurs? C'est le départ, qui est extrêmement impressionnant. J'ai déjà vu beaucoup de courses où après le départ et après les deux, trois premiers tours, les gens quittent le circuit et vont s'amuser. 

I: La foire de Francorchamps, ... 

D: Par exemple, oui!

I: Vous alliez quand même souvent aux courses, non?

D: Oui, oui, j'allais très souvent sur les circuits, d'autant plus qu'il y a le team "Alain Chevallier". J'allais souvent supporter le team, c'était quand même la moindre des choses. Cela m'a d'ailleurs beaucoup plu, j'ai beaucoup appris dans ce milieu-là, mais je dois dire que je n'ai plus tellement envie de raconter des histoires de courses d'une manïère technique. Il y a quelqu'un
d'autre qui le fait et nous ne voulons pas faire la même chose. Nous voulons raconter autre chose, où l'on peut rencontrer le public qui n'aime pas nécessairement la course automobile et je crois qu'avec Alain Chevallier tel qu'on le fait maintenant, on
peut très bien rencontrer le public amateur de course et le public amateur d'aventures qui n'aime pas la course automobile et qui peut cependant trouver son compte avec le nouveau Chevallier.

I: De toute façon, je crois qu'Alain Chevallier a toujours été différent, quoiqu'en disent certaines personnes, de Michel Vaillant, on peut le citer. Ce n'est pas parce que vous avez travaillé avec Graton pendant un certain temps, qu'il faut dire que vous l'avez copié.

D: Je crois qu'il a toujours été différent, c'est certain! Tout le monde ne pense pas comme cela, hélas!

I: "On" l'a beaucoup critiqué, certains disaient que c'était une bande qui remplacait Michel Vaillant, surtout lorsque celui-ci, venant juste de quitter Tintin, vous y êtes arrivé avec les Casseurs, puis avec Chevallier...

D: Mais ça, c'est une grosse erreur! Par exemple, quand Jean Gabin a disparu, on a vu un autre acteur et on a dit: "Tiens, ça c'est le nouveau "Jean Gabin". Quand Fernandel s'en est allé, on a dit: "Ah, tiens, voilà le nouveau "Fernandel". Etc... Il y a toujours le "nouveau"...C'est pas vrai! Ces gens sont ce qu'ils sont et à mon avis, on ne peut pas les remplacer. Or ici, Michel Vaillant est ce qu'il est et il n'est pas question de le remplacer! Et dans notre idée à Duchâteau et à moi, nous n'avions pas la prétention de vouloir remplacer Michel Vaillant. Nous voulons raconter des aventures qui se passent dans le milieu automobile différemment!

I: Croyez-vous aux pouvoirs surnaturels? Car dans deux histoires d'Alain Chevallier, je crois, il y avait un "semblant" de surnaturel, avec une explication rationnelle à la fin, bien sûr, mais qui laissait quand même le lecteur perplexe.

D: Mais ça, c'est laisser un peu la part de rêve au lecteur. De toute façon, on lui donne une explication rationnelle, mais s'il n'a pas envie d'y croire, il n'y croit. pas. Personnellement, j'aime beaucoup tout ce qui est surnaturel. Tous les ouvrages qui traitent du surnaturel, de l'inexpliqué, des ovnis, etc, me passionnent énormément et je dois dire que ce nouveau personnage, auquel je pense (on y revient!) va un petit peu dans ce sens-là.

I: Y-a-t-il des chances de le voir bientôt?

D: J'en sais rien! J'avoue franchement que je n'en sais rien du tout!

I: Vous n'avez pas encore fort travaillé dessus?

D: Au contraïre, ça fait plus d'un an que j'y pense, mais il change tous les mois. Tous les mois, je lui trouve quelque chose d'autre, je lui trouve une autre destination, d'autres qualités et puis j'abandonne celles que j'avais trouvées précédemment, etc... Dans l'état actuel des choses, il vaut mieux ne pas en parler, car le mois prochain, il sera autrement ...Je ne connais même pas son nom! J'ai une idée d'un nom, qui ne s'est pas encore vu, mais il faudrait que je le teste d'abord un petit peu autour de moi.

I: Et si vous mettiez ce projet à exécution, ce serait toujours aux éditions du Lombard?

D: Oh, probablement aux éditions du Lombard, probablement! Encore que cela pourrait entrer dans une collection unique, par exemple où il n'y aurait qu'un seul titre. .

I: Il y a des dessinateurs comme Franz ou Hermann, qui ne travaillaient qu'avec un seul scénariste, toujours le même. A la fin, ils ont décidé de lancer leurs propres héros. Est-ce que cela ne vous gêne pas parfois de ne travailler qu'avec Duchâteau?

D: Ah non, pas du tout! Et je pense même que si André-Paul Duchâteau collabore à cette nouvelle histoire à laquelle je pense, à ce nouveau personnage, ce serait pour lui l'occasion de sortir un petit peu de ce qu'il fait d'habitude et pour moi, c'est dans le fond chaque fois une découverte. Quand en 73, je lui ai parlé des Casseurs, il a toute suite été séduit par l'idée et il s'est dit que c'était intéressant parce que cela lui permettrait de faire autre chose qu'Alain Chevallier ou Yalek.

I: Vous avez encore une longue carrière devant vous,... 

D: J'espère!

I: Comptez-vous toujours continuer les mêmes héros?

D: Autant que possible, tant qu'ils marchent et tant que je n'en suis pas lassé, ni les lecteurs, j'ai envie de continuer les mêmes personnages. Si un jour j'en ai ras-le-bol, il est possible que j'arrête. Ca c'est possible, mais c'est pas pour après-demain!!

I: Au point de vue commercial, qu'est-ce qui marche le mieux?

D: Je crois que les Casseurs ont une petite longueur d'avance sur Alain Chevallier. Je crois que c'est à cause de leur originalité par rapport à Alain Chevallier, encore que maintenant, avec le nouveau virage que l'on a donné à Chevallier, j'attends de voir les résultats.

I: A mon avis, cela va battre tous les records!

D: Ah, je ne sais pas! On va voir... J'espère! De toute façon et là moi je ne peux rien y dire, c'est le public qui décide finalement, car ce sont les lecteurs qui décident s'ils aiment bien ou s'ils n'aiment pas. 

I: Voilà, je crois qu'on a parlé du principal, il me reste à vous remercier, je tiens une interview formidable grâce à votre gentillesse!

D: Moi je crois qu'on a fait le tour, j'espère que tu auras assez de matière!

propos recueillis par Jean-Luc Martou


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