Le dessinateur wavrien Christian Denayer aborde la compétition automobile à sa manière...

« Oui, Alain ne pense qu'à la course! Au 17e tour, Villeneuve mène ; Jabouille suit Arnoux en 3e position, Korber 4e et Chevallier 5e... ». Il est en Belgique un pilote de monoplace qui défraye la chronique sportive automobile depuis de nombreuses saisons déjà et qui résiste non seulement à l'assaut du temps, mais aussi à celui d'adversaires qui ne manquent pas de se relayer pour mettre à mal ses projets. Ce pilote a déjà tant fait dans cette dure spécialité sportive qu'est la mécanique du rallye, du prototype, du tout terrain, des camions et surtout de la Formule Un. Des grands de la F. I, il est surtout connu et apprécié pour ses qualités de pilote sérieux, plutôt bel homme, et adversaire « coriace ». Son nom : Alain Chevallier dont on peut découvrir les aventures dans le journal « Tintin ».

Né de l'imagination du dessinateur Christian Denayer, Alain Chevallier a effectué ses premiers tours de roue dans le journal « Le Soir ». « Effectivement, nous raconte son père, « Le Soir » nous avait demandé à Duchâteau (N.D.L.R. le scénariste) et à moi-même de réaliser une bande dessinée à thème automobile. On s'est donc dit qu'il nous fallait un pilote et un bon. On a choisi un Français. Pourquoi un Français ? Parce que la France rayonne tellement à ce niveau. Il y avait bien en Belgique un Jacky Ickx qui aurait pu avoir son « pendant » dans la B.D., mais le passé de la France et surtout son infrastructure en matière de sport automobile... En prenant un pilote français on s'offrait d'innombrables possibilités de scénarios. De la France, peuvent émaner des situations aux implications internationales et même nationales, pour la Belgique. Un des meilleurs amis d'Alain Chevallier n'est-il pas un de vos pilotes « Toison d'Or » Michel De Deyne ?... Si l'histoire était née aujourd'hui; on aurait peut-être opté pour un pilote belge dans la mesure où de nombreux jeunes commencent à percer : Thierry Boutsen, Didier Theys ou encore Thierry Tassin ».

Le pilote français est né sans grosses difficultés après une gestation finalement très courte. Son baptême fut tout aussi rapide voire même anecdotique.
« J'avais imaginé mon personnage au départ d'une revue française dont le héros s'appelait Alain Bercy, avoue Christian Denayer. J'avais envie d'en reprendre le prénom d'Alain et de lui attribuer uni autre nom. Physiquement, il serait également différent. Je le voyais surtout comme un chevalier des temps modernes. De là est issu Chevallier. On lui a collé le deux « L » pour le différencier des gens. Or il s'avéra rapidement que, pas mal de personnes s'appellent « Chevallier » avec deux « L ». Il y a notamment le pilote de moto Olivier Chevallier dont le frère se prénomme même... Alain. Ce qui est plus drôle encore, c'est que lors de la sortie des premiers albums en France, on a reçu une lettre d'un acteur français qui s'appelait, devinez, ... Alain Chevallier et qui, fait extraordinaire, lui ressemblait physiquement très fort ! « Coucou, nous dit-il, Alain Chevallier c'est moi et si vous réalisez des feuilletons télévisés avec votre héros, pensez à moi... »

COMME UN ROMAN POLICIER

Gaillard costaud d'un mètre quatre-vingts, très sportif, les cheveux noirs, une musculature à la coureur de fonds, souple, Alain Chevallier s'imposa rapidement parmi les principaux héros du journal « Tïntin ». Pourtant, il eut la difficile tâche de succéder à un autre « grand » de la monoplace internationale qui venait d'être transféré ailleurs : Michel Vaillant. » Tout de suite, nous explique encore Christian Denayer, les comparaisons ont fusé, alors qu'il n'y avait aucune comparaison possible entre les deux hommes. Pour Duchâteau et moi-même, il ne s'agissait en aucun cas d'une succession. Nous voulions faire autre chose que Jean Graton. Vous savez, il y va en sport automobile comme dans un roman policier : il y a trente-six façons de raconter, les histoires. Et nous racontons le sport automobile différemment avec plus de réalisme même. Le lecteur n'a pas compris cette démarche de suite, voyant en Alain Chevallier le successeur spirituel de Michel Vaillant ».
Le réalisme, qui caractérise fortement les histoires et les dessins de Christian Denayer et André-Paul Duchâteau. Ceux-ci n'hésitent pas à faire appel même au milieu belge. C'est ainsi que l'on côtoyé régulièrement Michel De Deyne aux côtés d'Alain Chevallier avec lequel il disputa même un rallye international. Pascal Witmeur, Jean-Paul Libert et Jacky ickx surtout sont autant de visages belges rencontrés au fil des histoires de Chevallier.
« Grâce à Michel De Deyne, avoue Denayer, nous avons pu mieux saisir le milieu du sport automobile que nous ne connaissions que via les media. »
Du même coup, Michel De Deyne est intervenu en tant qu'acteur dans plusieurs histoires. Il a été pour nous un excellent moyen de « coller» à la réalité». C'est ainsi que Michel De Deyne, quoi qu'il en pense, a été avec Jacky Ickx et Patrick Névé un des rares Belges à piloter une Formule I.
C'est vrai, dit Denayer, Deyne a piloté la Fulgura F.I d'Alain Chevallier. Je le répète, Michel nous a permis de rendre nos histoires plus crédibles. Il serait d'ailleurs fort intéressant de raconter un jour les avatars d'un pilote automobile en dehors des circuits. La course en elle-même n'est que la partie émergée de l'iceberg. L'énergie qui est dépensée dans ce sport me surprend. Je pensais que même les pilotes de production étaient payés pour rouler et qu'ils menaient belle vie... »

VENDRE UN PERSONNAGE A LA PUBLICITE

Belle vie, on ne peut pas dire qu'Alain Chevallier en mène une quand on voit les difficultés qui sont siennes. En fait, les scénarios qui veulent prolonger éternellement un héros qui plaît, en sont responsables. Pour le plus grand bien du lecteur d'ailleurs. Des lecteurs dont on situe difficilement la tranche d'âge.

« Il y a des histoires qui s'adressent plus à certains âges qu'à d'autres, explique Christian Denayer.
Cela tient essentiellement au dessin. J'ai été formé à l'école de Tibet qui s'adresse à des lecteurs ayant la trentaine, mon âge quoi.
Donc fatalement, je m'adresse à des lecteurs de cet âge. Cela correspond à ce que j'aime lire, à une façon de raconter ce qui m'intéresse surtout : le réalisme sans trop faire appel à l'imagination. Duchâteau raconte ce qu'il aime et moi, je mets en image suivant mes inspirations. Cela n'empêche pas Alain Chevallier d'être adulé par des adolescents de 15 ans. Ceci dit, ce ne fut pas facile dans la mesure où la parution de nos histoires dans un quotidien nous desservit quelque peu. Le premier album ne fut pas une brillante réussite. Il fut conçu avec les strips qui parurent dans la presse. On n'avait pas de grands dessins ni de dessins éclatés... Il y avait aussi le problème de la publicité inhérente au sport automobile et qu'il fallut travestir.. « Le Soir » refusa toute publicité réelle. Maintenant, dans le journal « Tintin », ce problème est résolu ».
La publicité voilà assurément un problème que Christian Denayer dut surmonter. Les pressions et les « pots de vin » en cas où ...., si jamais... il se pourrait fort bien que, si .... ne manquèrent pas.
C'est vrai, raconte Christian Denayer, j'ai été approché par des firmes. Une marque de papier peint m'a un jour contacté pour insérer dans mes dessins leur publicité. Un contrat allait être signé et j'aurais gagné une coquette somme. J'ai refusé car je ne voulais pas que les aventures d'Alain Chevallier deviennent les aventures de « Caco Calo » par exemple. Je refuse de vendre mon personnage à la publicité. De plus, j'aurais été lié à la firme à laquelle j'aurais dû rendre des comptes. Si on conserve malgré tout les noms des grands sponsors c'est qu'ils font partie intégrante de la compétition. Quand on voit Michel De Deyne au volant de sa Camaro, celle-ci porte les couleurs réelles de son sponsor avec respect du lettrage, etc. ».

LA FORMULE 1 : ASSEZ !

Le génie du dessinateur wavrien se concrétise par ce dessin qui « colle » étrangement à la réalité au point qu'à la découverte des histoires, on n'est pas dépaysé même si la fiction rallie lé vrai Alain Chevallier est adversaire de Gilles Villeneuve et Jacky Ickx au G.P. de France. Pourtant Alain Chevallier ne possède pas son équivalent dans la réalité. Il ne correspond à aucun pilote de F. I ou autre, même si son comportement ou son allure physique font penser à Villeneuve ou à un Jabouille.
« Je ne connais pas assez les qualités sportives et humaines des « as » de la F. I que pour avoir calqué Alain Chevallier sur l'un ou l'autre, dit Denayer. Notez que nous apprenons seulement le caractère de notre héros, qui s'affirme à chaque aventure.
Il s'est surtout révélé dans la dernière histoire « Le Français errant ». C'est là, en effet, qu'il a décidé de faire le point et de partir aux Etats-Unis vivre autre chose. Il faut avouer que nous aussi en avions assez de ce monde de la F. I. Nous sentions que nous tournions en rond. Il fallait faire autre chose dans la mesure où nous ne voulions pas passer notre temps à raconter les avatars de telle ou telle voiture ou de telle ou telle firme. Il existe après tout des journaux spécialisés pour cela. La bande dessinée doit apporter ce côté aventure Grand-Guignol et délassant. Cette raison nous a poussés à faire évoluer notre personnage et à montrer au public des courses qu'il ne connaît pas très bien ».

UN MONDE ASEPTISE

Ainsi Christian Denayer partit vers les Etats-Unis à la recherche d'une documentation fournie, mais pas n'importe quelle documentation.
« Nous ne montrons pas le côté touristique de ce vaste pays. Que du contraire. J'ai été surpris de la pauvreté de certaines régions avoue-t-il. A ce sujet les nombreuses courses automobiles de village auxquelles j'ai assisté, ont été révélatrices. Je n'évoquerai pas nécessairement dans les nouvelles aventures d'Alain Chevallier, les « 24 heures de Daytona » ou les « 500 Miles d'Indianapolis ». Je relaterai plutôt les petites courses du dimanche ou de quartier. Elles ne sont absolument pas disputées par des professionnels. Le pilote est plombier, durant la semaine, et pilote le week-end. Ces « petites» courses sont de très grands moments pour ceux qui les disputent. On y est beaucoup plus proche de l'humain que dans le cirque de la F. I par exemple où tout à l'air aseptisé et où on se bat pour de l'argent pour des dixièmes de seconde. Dans les petites courses de dimanche telles que j'en ai vécues, la qualité humaine est primordiale. C'est une bagarre de chaque instant ».
Ce revirement vers un ciel autre que celui de la F. I peut commercialement paraître surprenant dans la mesure où la F. I représente le prototype même des courses à succès populaire. Le public y assiste tout au long de la saison à un grand show où le vedettariat atteint une dimension presque surhumaine: les dieux du stade en quelque sorte. Le fait de décrire des courses de seconde zone même si leur attrait sportif et humain est indéniable, ne risque-t-il de placer l'aventure dans une banalité quotidienne qui ternira l'image de marque d'un héros qui a encore pas mal de chemin à parcourir ? Christian Denayer en tout cas ne semble pas affolé outre mesure que du contraire.
« Je tiens à vous dire que notre démarche à Duchâteau et moi-même dans la bande dessinée est différente d'un Graton par exemple. Nous ne racontons pas la compétition automobile au travers d'un personnage : nous relatons des aventures dans le milieu du sport automobile. C'est tout à fait différent. Cela nous permet d'énormes possibilités d'actions tous azimuts. Nos lecteurs ne se lasseront pas de suivre Alain Chevallier en exil aux Etats-Unis.
Ce pays n'est-il pas évocateur d'aventures policières, de westerns, etc ? »

UN EVENEMENT TRAGIQUE

Le Français était arrivé à un très haut niveau de compétition : un niveau que personne n'atteindra jamais au monde. Il lut fallut une fameuse dose de caractère et de volonté pour tout abandonner... fiancée y compris pour repartir de zéro: du moins en sport automobile. Il avait atteint ce sommet compétitif avec la Fulgura de F. I qui n'était autre qu'une création de son oncle.
« Fulgura, explique le dessinateur wavrien, est une petite usine que l'on peut comparer à Lotus. Il construit surtout des voitures de grand tourisme, sans négliger pour autant une présence en F. I. Fulgura (N.D.L.R. ce nom de Fulgura a été choisi de l'adjectif fulgurant signifiant « qui lance des éclairs ») a connu beaucoup d'ennuis dans l'album qui va sortir de presse « Le Français errant ». L'oncle Fulgura a connu des ennuis d'argent au point d'être au bord de la faillite. Son seul espoir résidait dans une nouvelle F. I qu'il présentait comme exceptionnelle et surtout très performante. Alain Chevallier, à l'issue d'essais privés, l'estimait inconduisible voire même dangereuse. « Personnellement, avait-il dit, je ne monte plus dans cette voiture tant qu'on n'y a pas apporté les modifications que j'estime nécessaire. Autrement je me tuerai ».
La dispute éclate avec son oncle duquel il se sépare. Celui-ci, la cinquantaine, se met alors au volant et... se tue !
« C'est la première fois qu'il y a un mort dans nos histoires, avoue Denayer. Mais il le fallait. Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, cet accident tragique tant pour nous que pour Alain et même le lecteur, ne marqua pas une fin mais bien un début. Il fallait qu'il ait un événement vraiment important pour qu'Alain Chevallier change de virage.
Notre aventurier se croit responsable de la mort de son oncle, allant même jusqu'à se culpabiliser : « Et dire que c'était moi en qualité de pilote d'usine qui devais essayer la Fulgura II jusqu'au bout... »

UNE SUAVE ODEUR D'AVENTURE

Cette disparition brutale marque donc profondément Chevallier qui abandonne tout pour s'exiler aux U. S. A.
« Je pense même qu'il a essayé de trouver la mort dans certaines petites épreuves américaines, ou tout au moins de prendre des risques incalculés pour se punir, précise Denayer. Depuis que nous avons fait évoluer notre personnage dans ce contexte, c'est assez étrangement lui qui nous dicte ses aventures alors qu'auparavant nous les lui faisions subir. A partir de ce simple déclic tragique qui l'a plongé dans un monde totalement différent le ramemant à la base même du sport automobile se présentent à nous un tas d'aventures et de possibilités que nous n'avions jamais envisagées auparavant. Chevallier plus humain est de ce fait beaucoup plus proche de nous. Il « trimballe » sa voiture de course de ville en ville: un peu comme un cow-boy solitaire : Lucky Luke ».
Alain Chevallier a-t-il pour autant fait le vide autour de lui ? Cette interrogation doit obséder ses admirateurs. La réponse ne sera fournie qu'au fil des prochaines aventures.
« En tout cas, explique Christian Denayer, dans la prochaine histoire, il sera rejoint par sa fiancée Tina et son ami qui s'étaient lancés sur ces traces. Ils le retrouveront dans le désert de l'Arizona où il campait avant de se rendre sur les lieux d'une petite course. Ils insistent pour qu'il revienne sur le Continent... ».
Que fera-t-il ? Nul ne le sait pour l'instant et surtout pas Christian Denayer et André-Paul Duchâteau.
Les amateurs de sport automobile attendront certainement avec intérêt les découvertes qu'Alain Chevallier leur fera vivre au travers de récits au cours desquels il sera question de courses en huit, de stock-cars, de courses de camions et de découverte des vastes régions de l'Arizona ou du Colorado. Christian Denayer y trouvera une richesse d'exploitation de coloris chatoyants et de paysages vivants imprégnés d'une suave odeur d'aventure.

Tiens, mais à propos, Christian Denayer, la compétition automobile, cela ne vous intéresse-t-il pas d'en faire ?


« Absolument pas, avoue-t-il en toute modestie. Je n'ai même jamais pensé pratiquer ce sport car je ne m'en sens pas capable. Vous savez, il est plus grisant de faire de la compétition sur papier que sur piste. Je suis en contact permanent avec des situations et des faits de courses parfois dramatiques qu'il faut à tout prix résoudre. Quand je dessine, je me vois au volant de la voiture. Cela me passionne au point de n'avoir pas du tout l'impression de travailler. De plus, au travers d'Alain Chevallier se résume une synthèse de tous les autres pilotes. Je vis les problèmes de ceux-ci par mon personnage... »
Tiens, mais à propos qu'en pensent Thierry Boutsen, Didier Theys, Jean-Michel Martin ou Michel De Deyne ?...

Propos recueillis par
André Jacques dans Vers l'Avenir B.W. du jeudi 7 janvier 1982


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